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Jamais je n’aurais dû l’embaucher.

Jochen Thermann

L’aide-cuisinier

Übersetzt von Dorothée Fraleux

Veröffentlicht am 09.04.2018

DE EN

Jamais je n’aurais dû l’embaucher. Il avait pourtant l’air d’avoir toutes les compétences requises pour remplacer mon cuisinier habituel. Schneider s’était mis en arrêt maladie pour ce qui menaçait de devenir un temps indéterminé, et c’est comme cela que je me suis retrouvé tout naturellement à embaucher ce petit homme trapu qui parlait un allemand approximatif. Les affaires devaient continuer à tourner, après tout, les clients avaient faim.

Souvent, les relations complexes que l’on entretient au quotidien et qui s’accompagnent d’un code indéchiffrable ne sont pas suffisamment claires. C’est seulement une fois que les choses nous ont échappé que l’on comprend comment fonctionnaient leurs mécanismes de régulation : comment Schneider organisait ses achats, comment il donnait ses indications à ses aides-cuisiniers, comment il composait ses plats et avec quelle fidélité il s’efforçait de faire avancer mon affaire.

L’aide-cuisinier travaillait en apparence exactement comme lui. Il faisait aussi ses achats lui-même. Il cuisinait de façon remarquable, et je recevais beaucoup de compliments sur les saveurs surprenantes que l’aide-cuisinier Waldemar amenait jusque dans le palais de mes clients. Waldemar avait un véritable don pour sublimer, de façon au début presque imperceptible, les plats préférés de mes clients. Et je dois reconnaître que c’est à cet aide-cuisinier Waldemar, que j’ai laissé bien trop longtemps régner sans surveillance dans ma cuisine, que je dois bel et bien une amélioration de ma situation financière. – À vrai dire, Waldemar ne s’appelait pas du tout Waldemar, mais aucun d’entre nous ne pouvait prononcer son véritable nom. Nous nous étions rendu compte, à l’amusement général de la cuisine, que Waldemar sonnait un peu pareil. –

Bien sûr, au début, je jetais tout de même un œil sur le nouveau cuisinier de temps en temps, je vérifiais la propreté, pour ne pas avoir de problèmes avec le contrôle sanitaire, je surveillais ses ingrédients, son style. Mais quand mon restaurant, grâce aux subtiles modulations gustatives de Waldemar, s’est mis faire l’objet de recommandations spéciales et à faire le buzz, je lui ai laissé les coudées franches pour gérer sa cuisine et son budget. Qui n’aurait pas fait pareil dans ma situation ? Faut-il toujours voir le pire partout ?

La première fois que je me suis posé la question, c’était pour le coq au vin. Ce n’était pas tant la viande, mais l’odeur de la sauce, dont les accords composaient une mélodie troublante. Depuis le premier soir où Waldemar l’avait préparé, le coq au vin ne quittait plus le menu de la semaine. Quand, après 14 jours, après avoir accordé à ce plat une semaine supplémentaire, j’ai finalement retiré le coq de la carte, il y a eu des protestations parmi les clients. Ils me demandèrent, poliment, mais fermement, de réintégrer le coq au menu. Sans discussion possible. Grâce à ce plat, j’avais un nouveau groupe d’habitués qui venaient au moins une fois par semaine manger un coq au vin dans mon établissement. C’est vrai, j’ai été surpris quand certains clients se sont mis à venir de plus en plus fréquemment. Il y avait notamment ce couple âgé, qui dégustait un poulet presque quotidiennement, la plupart du temps sans dire un mot. Mes employés les appelaient les coq-junkies. À l’époque, ça me faisait encore rire.

Comme les affaires tournaient exceptionnellement bien, et que Waldemar, en apparence correct et appliqué, se comportait de manière souveraine, j’ai décidé de partir en voyage en Italie du Sud pour me reposer et oublier un moment les sempiternels tracas du quotidien. Décision fatale. Une erreur de plus parmi toutes celles que j’ai déjà à mon compte.

Waldemar avait visiblement pris beaucoup de plaisir à agrémenter son coq au vin, voire à lui donner des nuances gustatives de plus en plus absurdes. Je m’en suis rendu compte tout de suite. Pas tant au goût, parce que grâce à une sorte de pudeur innée, de réticence inconsciente, j’avais renoncé au coq au vin. Non, ce qui m’a immédiatement renseigné à mon retour d’Italie était la composition de ma salle, avec des nouveaux groupes d’habitués, toujours les mêmes, qui changeaient d’autant moins qu’ils revenaient fréquemment. Il m’apparut que Waldemar les entretenait dans une sorte de dépendance. Dans mon restaurant, qu’on appréciait autrefois pour la finesse et la diversité de sa cuisine, on ne mangeait plus que du coq au vin. J’ai d’abord minimisé cette dépendance. D’un côté, c’était une dépendance à un simple plat culinaire, elle me semblait sans danger physique ou moral. De l’autre, je gagnais pas mal d’argent grâce aux coq-junkies, d’une certaine façon, j’en étais devenu bénéficiaire, ce qui faisait de moi, il faut bien le reconnaître, le complice de Waldemar, et c’est bien aussi pour ça que j’ai laissé les choses durer si longtemps.

Un soir, après que l’une des clientes, une femme célibataire approchant la quarantaine en soit venue à réclamer à cor et à cri du coq au vin, et que, à ma grande surprise, les autres clients lui aient témoigné une grande compréhension, je demandais directement à Waldemar : « Mais que diable mets-tu dans la nourriture, Waldemar ? »

– « Very special ingredient, » répondit Waldemar, « very special, is good, is very good for you » affirma-t-il. Je le repoussais d’un geste. Waldemar était aussi insaisissable qu’un poisson dans la main.

« I am magician, you know, trick is secret, trick is special secret. »

À ce moment-là, j’aurais dû agir. Car lorsque j’ai voulu à nouveau retirer le poulet de la carte, je fus accueilli avec ce qui était déjà bien plus que de l’indignation. Certaines femmes,– il y avait un groupe de réflexion féministe assez important, qui tenait ses réunions d’association dans mon resto, réagirent de façon parfaitement désinhibée.

Les coq-junkies me menacèrent directement avec leurs couverts, en grondant : « Remettez, vous entendez, remettez le coq sur la carte. », comme si c’était ça qui allait faire réapparaître le plat par magie, et non par la porte de cette maudite cuisine d’apothicaire.

Je crois que Waldemar lui-même a été surpris par la puissance et l’impact de son coq au vin, ce qui ne l’a pas empêché de continuer de plus belle. Entre-temps, son poulet était devenu immangeable pour qui ne s’y était pas habitué lentement, pour les palais inexpérimentés. J’avais, une fois seulement, trempé un doigt dans la sauce, et j’avais été tellement écœuré par cette masse rosée, molle que je m’étais lavé abondamment les mains après.

Pour les affaires, cela signifiait que la plupart de mes clients était désormais solidement attachée à mon établissement. Waldemar les tenait en son pouvoir, et c’est alors qu’il me dit d’un air innocent : « Now you have to raise prices. » – « Pardon ? » – « Now you have to raise prices, they will pay whatever we demand. » Ah, comme l’homme est faible ! J’ai en effet pensé : pourquoi pas. Pourquoi ne pas jouer un peu sur les prix… C’était trop facile, bien sûr. Evidemment, j’avais également remarqué que les manières de mes clients devenaient de plus en plus libérales, et c’est même pour cela que j’avais fait installer des paravents sur mes fenêtres, pour les protéger, et me protéger du voisinage. Et, pour l’entrée de mon restaurant, j’engageai un robuste camarade de Waldemar, que je dédommageai grassement pour ses services.

Malheureusement, mon petit jeu sur les prix défiait assez violemment les capacités financières de mes clients, en particulier celles du groupe féministe. En outre, Waldemar et moi avions largement sous-estimé l’immensité de la machine que nous avions construite, surtout que l’aide-cuisiner avait encore une fois augmenté la dose.

C’était un lundi soir. Je revois encore comment les clients, assis sur leurs chaises, grignotant les entrées du bout des lèvres, – rien de plus que des tranches de pain trempées dans la sauce –, se pourléchaient les babines en attendant le coq au vin de Waldemar. Le vieux couple grognait doucement en arrière-fond, quand Waldemar s’approcha de moi et me glissa à l’oreille « no coq today, have no secret ingredient today, no secret, understand, not well. »

Je vis nettement la peur dans les yeux de Waldemar et un sentiment bizarre m’envahit. Quand je quittai la cuisine et entrai dans la salle, les clients me regardèrent tous avidement. Le plus poliment du monde, je leur expliquai que j’étais désolé, mais que le coq au vin n’était plus disponible et qu’il allait falloir qu’ils fassent un autre choix, nous avions une succulente escalope viennoise, ce qui, entre nous, était un mensonge, nous n’achetions plus rien d’autre que du poulet, mais je n’avais pas fini ma phrase que le groupe de réflexion féministe se leva d’un bond en poussant un cri strident et se dirigea vers la cuisine en un essaim vengeur, elles se précipitèrent sur Waldemar, le déshabillèrent, baissèrent son pantalon, – mon Dieu, j’entends encore ses cris, et elles fondirent sur lui comme une meute de hyènes.

Waldemar porte aujourd’hui encore la marque de cette soirée. Il a perdu un testicule et c’est seulement grâce à l’intervention courageuse de notre vigile que le pire a pu être évité. J’ai dû fermer mon restaurant. Finalement, c’est seulement à cause de ces circonstances humiliantes pour tous les participants qu’un procès m’a été évité, et que je peux continuer à vivre dans une opulence relative, et payer à Waldemar une retraite, que je qualifierais, ma foi, de délibérément modeste.

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Jochen Thermann

Erstes Studium des Exotischen im Alter von 3 Jahren, Forschungsschwerpunkte bildeten Begrüßungsrituale, Türen und Fenster sowie Verkleidungen; Fortsetzung der Forschungstätigkeit im Ruhrgebiet im Alter von 14 Jahren mit einem Fokus auf Freibädern, Kegelbahnen und Körperkonzepten. Danach erst wieder Expeditionen als Student im Kölner Karneval. Seitdem spontane Verarbeitung der Exotik durch literarische Grotesken. 2016 erschien bei DIAPHANES der Roman Berge, Quallen (gemeinsam mit Mário Gomes).
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